Barbâtre

Une lettre de Marie-José Mondzain

François,

Encore une lettre, puisque nous avons coutume de nous écrire pour parler de la peinture. L’été finissant cesse de découper l’espace et de séparer les choses avec son incandescente brutalité, j’allais dire indécente!

J’attendais cette approche de l’automne pour pouvoir m’entretenir avec toi. L’été commençait à peine à Paris lorsque je suis venue te rendre visite à ton atelier. C’était encore la tiédeur imprécise dans laquelle les corps commencent à se découvrir mais aussi le moment où les objets se cachent une dernière fois, car la vapeur neuve et chaude de l’air semble leur offrir un ultime abri avant que le soleil ne vienne les débusquer violemment.

Toi, tu le sais : les objets toujours résistent à cette trop claire ostentation quand la lumière les désigne à la découpe de l’ombre pour décliner leur nom, leur donner leur poids et fixer leur place. Ils deviennent opaques et entre eux l’espace prend une réalité physique et substantielle dans la dense géométrie de la ville. Or je quittai ton atelier la mémoire pleine de cette résistance du monde à trop d’évidence. Une autre géométrie prenait place, géométrie faite d’avances et de retraits.

Paisiblement, rigoureusement envahie par la silencieuse conversation des choses, je les voyais se retirer de la terre pour se tenir dans la pure et simple clarté de leur présence. Elles s’imposaient sans solennité, sans nom, sans pesanteur. Elles n’occupaient d’autre lieu que celui de ma mémoire. En cet instant mon regard dut être vide, happé par cet effacement des choses, conquis par leur réserve. Réserve? Ce simple mot qui dit quelque chose comme la pudeur du monde me fait trembler : découverte d’une paix lointaine et sans concession qui serait ici même, dans la tacite proximité, d’une présence inatteignable. Tes tableaux sont là, qui font apparaître un monde reposant en lui-même. Les formes n’y portent plus le vêtement des noms, les couleurs ne sont pas là pour revêtir les formes. Objets pourtant reconnaissables, objets que je pouvais nommer mais qui comme les figures des emblèmes ont leur vocabulaire secret.

Ils sont nus parce que dépouillés, parce que tu les as dépouillés de tout ce qui par eux et en eux pouvait se remplir ; l’espace que l’on dit plein ou vide de choses, les choses que l’on dit pleines et de matière et de sens. La nudité solitaire n’est pas l’effet d’une lumière inquisitrice ou de quelque éclairage mystérieusement savant. Rien ne s’exhibe mais tout obéit à une sorte de rituel de présentation. La nudité devient tenue de cérémonie et la nudité du monde le dérobe au regard, ostensiblement dans la pulvérulence limpide de la couleur.

Chaque objet est devenu poussière vivante cernée d’une aura sombre ou claire qui semble provenir du noyau improbable de leur centre inaccessible. Le tableau repose sur les ténèbres et c’est de cette nuit intime que lui vient son éclat.

Souvent nous avons parlé des icônes et de ce qui énigmatiquement les illumine. Souvent nous avons parlé de Cézanne pour la même raison. Toute image choisit son centre à moins d’y avoir renoncé. Ce centre n’est pas dans l’image non plus qu’il n’est lui-même image. Le trait peut seulement y marquer les bords de l’infini. C’est sans doute pour cela que tu t’es senti si proche et des icônes et de Cézanne. Le trait ne cerne pas, il n’enferme pas. Il n’est que la rive où l’infini vient nous aborder. Il ne marque aucun terme au regard. Les byzantins le nommaient “graphe”, inscription.

La voie de la peinture n’est autre que le chemin de la pensée. Ce chemin n’est nullement théorique ni même métaphysique ; il est le chemin des choses ordinaires, sans grandeur et sans éclat. Ce fut le chemin des natures mortes où la peinture de ce qui est menu, sans parole et inanimé, nous conduit au cœur vivant des choses. Peinture vide? Soit, si le vide n’est plus qu’accueil et recueillement. T’es-tu donné pour tache de cueillir cette présence des choses dans leur infini retrait?

Ce cageot que tu as choisi de placer là, cette boîte de fusains, ce brin de gui ou bien encore la lune, le squelette de l’oiseau et le morceau de savon… chaque chose est là dans ma mémoire, planète errante et fixe à la fois dans le poudroiement du pastel, sans que nous sachions ni toi ni moi quel est l’ordre ultime qui a imposé cette disposition inéluctable. Mais si, toi, tu le connais et ce savoir te vient d’ailleurs car ton tableau se détache lui aussi de toute prétention théorique, de toute violence démonstrative. Nulle injonction savante, nulle orgueilleuse déclaration philosophique. Les objets sont dans le tableau, et le tableau est un simple objet à son tour parmi d’autres tableaux, dans l’atelier, comme des découvertes d’astronome, ouvrant sur de nouveaux horizons de silence.

Tout ce que je vois là, près de moi, est très loin et ce qui est lointain surgit comme moi exigeant toute ma présence.

Est-ce un monde grand? Ce monde est-il petit? Terre, lune, crabe ou bâton, il a ma taille. En peinture il n’y a que la grandeur nature car c’est en elle que le monde manifeste ce qui fait sa réelle grandeur. Non point son importance mais ce qui le situe hors de toute proposition. Ainsi le lointain est-il ici même. Depuis que j’ai quitté ton atelier et que je m’en éloigne, je me rapproche de plus en plus de quelque chose. Est-ce de la question que les tableaux posent à ma mémoire ou bien plutôt de la place où mon regard doit à son tour se dénuder?

Dans une de tes lettres tu me racontais un souvenir de jeunesse : tu as été un jour émerveillé parce qu’un peintre chinois cuisina à Laval pour ta famille un poulet à l’eau de pluie. Les papilles curieuses en mal d’exotisme furent sans doute fort déçues, mais toi pour la première fois tu savouras l’exquise plénitude d’un monde sans saveur. J’imagine la chair blanche de l’oiseau flottant dans l’eau douce à peine troublée par la cuisson des chairs. Saveur infinie d’un monde sans goût…

Le goût! Ce fin mot de tous les discours sur l’art en occident depuis plus de deux siècles! Mot qui passa de la cuisine au salon et de là au musée. La chronique gastronomique de l’art en abusa ad nauseam jusqu’à provoquer les turbulences insolentes des amoureux du mauvais goût. L’art ne devint plus que question d’appétit et rien n’était assez doux, acide ou pimenté pour remettre en train les gosiers somnolents et l’estomac devenu apathique des modernes esthètes.

La mythologie chrétienne dit bien que le serpent qui tente et qui nous perd a pris la voix de qui veut faire goûter à de terribles saveurs.

Mais tout autre, m’as-tu appris, est le chemin de l’art: c’est le chemin de la fadeur. Tu m’en parlas avec des mots limpides et tu me confias un livre : le Zong Yong. De retour chez moi je l’ai ouvert à la dernière page :

“La voie suivie par l’homme de la moralité
est fade mais ne lasse pas
simple et néanmoins ornée
terne mais non sans harmonie”

Qui était l’homme de la moralité? Je repris le livre en son début craignant de ne trouver qu’une nouvelle description de cette sagesse qui ne connaît de repos que dans l’absence de tout désir et de toute vitalité. Comment l’art, pensai-je, pourrait-il se nourrir d’une aussi désespérante inertie? Toi qui aimes tant la vie et qui dans ton travail ne connais pas le repos, pourquoi me conduis-tu vers ce livre?

Or je découvrais au fil des pages que “l’homme de la moralité” n’était autre que l’homme libre, celui que n’opprimait aucun impératif, même intérieur. Tel le peintre cet homme va à la rencontre du monde, il est la pensée vagabonde et le regard amoureux dans lesquels le ciel s’unit à la terre pour ne plus s’en séparer. Il est celui pour qui le grand est petit et le plus infime, grand. Il est le souverain du neutre c’est-à-dire de ce qui n’étant ni ceci ni cela, l’un ni l’autre, manifeste le tout et participe à son règne. Et ce tout n’est pas quelque chose; il ne peut qu’être rien.

Je ne puis m’empêcher de penser à l’étrange formule de Paul dans l’épître aux Philippiens (2,7) qui, parlant de celui qu’il nomme image du Père, dit ceci: “ayant pris la forme de l’esclave il se vida”. Tel est ce vide qui pour toujours habite au cœur de toute image. C’est bien ainsi que l’icône fut possible. Elle aussi est la manifestation visible de la pensée d’un vide qui pourtant n’est vide de rien. Ce vide n’est pas une béance mais vise une plénitude. Tes tableaux ne sont-ils pas à leur façon des icônes qui se sont dépouillées de toute substance narrative, de toute stratégie pédagogique ou édifiante, pour ne plus briller que de leur seule énigmatique neutralité. Les grecs appelaient cela la kénôse, l’acte de vider et de se vider. Alors seulement se laisse voir une toute autre évidence.

Montrer et cacher sont une seule et même chose. A présent je comprends mieux l’opaque transparence de tes pastels. Ils sont comme ces persiennes que je viens de fermer pour pouvoir t’écrire au sujet d’un monde lumineux qui est tout proche, à claire voie, comme à travers le cageot. Dans cette demie obscurité, je produis la pénombre de mon propre retrait. Ce n’est ni la nuit, ni le jour ; c’est le jour à travers la nuit, c’est la nuit qui filtre et recueille le jour. C’est à moi que tu demandes d’illuminer l’intérieur en devenant chose parmi les choses jusqu’à l’oubli du sel de mon nom. Me voici convoquée pour que mon regard rejoigne l’image d’un monde sans moi où je suis cependant.

Mais je ne dis pas assez en pensant à ton œuvre ce qui en elle est un véritable ouvrage. Je veux parler de la voie difficile que tu as choisie en traçant ton chemin dans la lourde poussière du plomb, du cobalt, du mercure, dans la poudre des chromes et des terres. Cette matière aussi s’impose, résiste avec une souveraineté géologique. En pénétrant dans l’atelier, l’éclat des couleurs m’a fait l’effet d’un bruit de cymbales. J’ai pensé comme devant certaines icônes que la couleur pouvait-être assourdissante. Où était la neutralité dans ces couleurs? Puis le temps a passé et progressivement, j’ai vu chaque couleur sécréter sa propre disparition, devenir lointaine à elle-même dans sa proximité et même sa fusion avec les autres couleurs.

Je repense à ce que fut mon émotion lorsque je découvris la présence de l’arc-en-ciel sur toute la voûte de la chapelle Sixtine. Michel Ange en avait fait la clé chromatique et spirituelle de ses fresques, afin de figurer conformément au livre de Genèse, cette union de la terre et du ciel, arc d’alliance qui accueillit Noé à la sortie de l’Arche. Là aussi se déploie un monde sans différence et sans écart, un monde où l’indifférence n’est qu’un autre nom de la divinité. L’homme à la main tendue repose au plus près et au plus loin de son créateur.

Je reviens au pastel parce qu’il est une matière sèche, sans huile, sans eau, réduite à elle même, sans mélange ni repentir. Tu dois travailler dans la pulvérulence des particules qui se déposent au gré de ton geste et du grain du papier. Je ne peux oublier la façon dont tu me les as fait connaître jusque dans la boutique centenaire où tu te fournissais. Je revois sur ton visage cette sorte d’ivresse presque douloureuse comme si tu craignais de manquer un rendez-vous immémorial avec les sources du monde.

La joie du peintre est-elle toujours mélancolique?

Tu vois, mes questions sont nombreuses et je sais que nous continuerons à nous écrire et à nous parler. Aujourd’hui ma lettre fut un peu longue mais c’est au fond la première fois que je prends le temps de te dire tout ce que ton travail suscite et provoque en moi.

En ta présence j’ai toujours préféré le silence.

Bien à toi

Paris, le 5 septembre 1998
Marie-José Mondzain